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Pendant plus d’une décennie, Téléperformance a été LA star du CAC40 avec une hausse de cours à faire pâlir le luxe. Oui mais voilà, c’était avant. Avant la controverse et surtout avant l’acquisition de Majorel.
Comment diable cette acquisition, pourtant si sensée, parfaitement opportuniste et finalement pas chère payée, a-t-elle pu conduire Téléperformance dans cette spirale de baisse qui ne semble pas avoir de fin ?
Pour comprendre ce cas ô combien intéressant, il faut surtout comprendre que Téléperformance a dû faire un choix.
Cette controverse en Colombie l’avait dans un premier temps, amené à chaud, à faire une croix sur ses activités de modération. Or celles-ci étaient les plus contributrices à sa croissance. Et Téléperformance est devenu un monstre de croissance. Et le groupe s’est rapidement rendu à l’évidence qu’il serait difficile de continuer à l’être sans ses activités de modération.
Téléperformance a donc été confrontée à un choix difficile : choisir entre son modèle de croissance et les éventuelles controverses. Soit Téléperformance choisissait sa croissance en gardant ses activités de modération et en continuant à afficher des hausses de revenus à 2 chiffres comme elle l’a fait sur la décennie passée ; soit elle s’en passait au risque de décevoir des actionnaires dopés pendant des années par une hausse fantastique des revenus et surtout du cours de bourse.
Avec l’acquisition de Majorel, très implantée sur le segment de la modération, vous comprenez très vite lequel de ces deux choix a fait Téléperformance. Mais ce choix a des conséquences lourdes, loin d’être anodines que nous verrons un peu loin.
I - Un parcours d’élève modèle avant 2022
C’est la star déchue. Pendant des années, Téléperformance a enquillé les exercices de croissance avec une facilité déconcertante. La performance boursière dépasse l’entendement : mi 2011, l’action cote à peine plus de 15€. 10 ans plus tard fin 2021, elle est autour des 385€, soit une multiplication du cours par 26x en 10 ans. Pour mieux s’en rendre compte, il suffit de la comparer avec celle de LVMH : Sur la même période, LVMH ne fait que x5, de 115 € à 700 €. C’est 5x moins bien que Téléperformance.
2022 a d’abord marqué un coup de frein pour une action devenue chère sur fond de baisse des valorisations sur les marchés. Téléperformance a ensuite connu une véritable sortie de route en novembre, quand, sur un simple tweet, nombre de fonds ESG vendent à tour de bras cette action qu’ils avaient adoré sur fond de polémique.
L’incendie est toutefois très vite éteint. Le groupe réagit vite et fort pour éteindre le feu qui s’était déclenché : Discussions immédiates puis communiqués joint avec les autorités Colombiennes, rachat d’action massif, multiplication des achats à titre personnel par les membres du CA sur des niveaux de valorisation jamais vu depuis des années.
Beaucoup et moi le premier pensaient Téléperformance tirée de sa mauvaise passe, prête à repartir vers de nouveaux sommets. En 4 mois, l’action efface toute ses pertes et revient sur les niveaux de prix avant la polémique avec une hausse de près de 70% du cours. Oui mais voilà, le rebond technique a été certes puissant, mais quelque chose s’est cassé. Le cours baisse avant les résultats qui sont attendus fébrilement par les investisseurs. Mais ceux-ci sont sans doute loin d’imaginer la purge qui les attend avec la bombe lancée avec l’acquisition de Majorel.
II - Une belle acquisition mais un contrepied terrible
Et pourtant, en voyant cette acquisition, difficile de ne pas faire le constat que 1) Téléperformance s’offre une très belle entreprise à un prix très raisonnable et que 2) Majorel était une proie parfaite :
Majorel c’est une entreprise bien rentable, qui l’est même plus que Téléperformance : 8,13% de marge nette en 2022 vs 7,97% pour Téléperformance. C’est aussi une entreprise avec un taux de croissance proche des 2 chiffres chaque année et une société à l’endettement nul. Même avec la très belle prime proposée (près de 50%), Téléperformance achète Majorel environ 17x ses résultats 2023. Loin d’être excessif donc pour une société de croissance bien rentable et bien moins valorisée que Téléperformance jusqu’à encore très récemment.
Le marché valorisait clairement mal Majorel, en faisant une anomalie à moins de 10x ses résultats 2023 pour une société de croissance, rentable et sans endettement. Ensuite, Majorel sortait d’une fusion ratée avec le Français Sitel Groupe. Cette fusion, qui aurait pu créer un géant de la relation client a capoté principalement sur une divergence d’endettement car Majorel n’était pas endetté alors que Sitel l’était beaucoup plus.
Pour Téléperformance, absorber Majorel, c’est reconquérir sa place de numéro 1 sur le marché de la relation client en répliquant du tac au tac au rachat de Webhelp par Concentrix, qui avec ses 9.1 milliards de revenus s’était brièvement octroyé la place de numéro 1. C’est aussi grossir significativement avec la plus grosse acquisition du groupe pour créer un géant de 12 Milliards de chiffre d’affaires.
III - Les raisons de la baisse
Alors comment expliquer cette chute de près de 25% pour Téléperformance après l’annonce de cette acquisition qui a pourtant tout pour plaire sur le papier ?
Il y a en fait 2 problèmes qui sont à mon sens en très grande partie responsables de la très grosse chute de Téléperformance.
Premièrement, le marché ne voulait plus des activités de modération. En novembre, pour éteindre l’incendie en Colombie, Téléperformance avait annoncé se retirer des activités de modération les plus offensantes. Or, lorsqu’en mars Téléperformance faisait machine arrière, le marché sanctionnait explicitement ce choix avec une baisse du cours de 5% en 2 jours.
Or, ce qu’il faut comprendre avec cette acquisition de Majorel, c’est qu’avec elle, Téléperformance se renforce significativement dans ces activités de modération puisque Majorel est un des leaders mondiaux dans ce domaine avec Téléperformance.
Le marché n’aime pas les controverse. Or, une fois que la porte des controverses est ouverte, elle n’est jamais vraiment refermée, et laisse donc planer une incertitude et un potentiel risque de rechute qui pourrait venir à tout moment. Et que déteste encore plus le marché ? L’incertitude. En faisait l’acquisition de Majorel, Téléperformance le prend délibérément à contrepied en allant dans une direction qui ne lui plait pas.
La deuxième raison de la baisse, c’est que le management a laissé une partie de sa crédibilité dans cet épisode puisqu’il est revenu sur sa décision d’abandonner certaines activités de modération puis a choisi de se renforcer sur ce même segment. Niveau cohérence et suivi d’une ligne de conduite on a vu mieux …
En maintenant ce segment de modération, y compris les activités les plus offensantes, Téléperformance a aussi sans doute définitivement dit adieux à de nombreux fonds ESG. Ceux-ci étaient encore nombreux au bataillon il n’y a pas si longtemps et avaient grandement contribué au plongeon de novembre en liquidant leurs positions tous en même temps ou presque. Or aussi hypocrites et inutiles soient-ils (cf Orpea, Dieselgate), ces fonds ESG font maintenant la pluie et le beau temps sur le marché.
Beaucoup (trop) de vents contraires pour Téléperformance qui avait très longtemps habitué sans faire trop de bruit à l’excellence, en réussissant au passage à faire oublier un business pas très sexy du tout à force de délivrer des résultats hors-norme.
Et puis il y a l’IA. Difficile de parler de la baisse de Téléperformance sans aborder le sujet.
IV - Quid de l’IA ?
L’IA a bousculé les marchés en quelques mois c’est indéniable. L’exemple Chegg en est un parmi d’autres. Il y aura des victimes chez les sociétés comme Chegg qui ne réussiront pas à s’adapter, c’est certain. Pour autant, l’impact sur Téléperformance a-t-il été si grand que ça ?
L’impact a été indéniable sur Téléperformance, c’est ce qui a crée une sorte de seconde vague destructrice sur un titre qui se remettait à peine de sa forte baisse. La fragilité du titre le rendait extrêmement vulnérable à ce moment précis.
Comment être sûr que cet impact était bien lié à des craintes sur l’IA ? Et bien, Concentrix, le concurrent de Téléperformance a lui aussi subit une baisse assez importance quoique plus modeste (-11%).
Concentrix a toutefois retracé quasiment toute sa baisse, soulevant une nette divergence avec Téléperformance qui ne parvient pas à enrayer sa baisse. On peut donc penser que le marché a eu une frayeur mais qu’il n’est pas prêt à considérer que ces entreprises comme Téléperformance ou Cencentrix vont se faire manger tout cru par l’IA et ChatGPT.
Alors oui, l’IA aura un impact certain et va sans doute à terme rabattre les cartes dans bon nombres de secteurs. Elle contribuera très probablement à supprimer des centaines de milliers voire des millions d’emplois relativement récents et peu qualifiés qu’on qualifie pour certains de bullshit jobs. On est en plein dans le business de Téléperformance jusque-là, non ?
Oui mais voilà, il y a d’autres paramètres importants à prendre en compte. Déjà, Téléperformance intègre déjà des solutions d’IA et l’émergence de celle-ci sera un moyen pour améliorer sa productivité avec plus d’automatisation et moins de coûts de main d’œuvre.
Pour ce qui est de la modération, on a tous vu que ChatGPT fait nombre d’erreurs. Or pour ces activités de modération le droit à l’erreur est limité voir très restreint. L’IA est-elle réellement capable de remplacer le jugement et les capacités d’analyse humaines sur des contenus extrêmement sensibles (harcèlement, viols) ou sur des interprétation ambiguës (ou les mots et phrases peuvent avoir être interprétées différemment par plusieurs personnes ou selon les langues) ? Les erreurs sur des contenus extrêmement sensibles peuvent être extrêmement couteuses puisqu’une mauvaise décision peut aisément conduire à un procès. Des procès qui existent déjà et qui indiquent bien que l’utilisation des IA dans les activités de modération n’a rien d’évident.
Conclusion
Alors pourquoi Téléperformance a-t-elle fait cette acquisition en sachant que probablement, elle ne plairait pas au marché ?
D’abord, celle-ci était trop tentante. Majorel était une proie parfaite, peu valorisée qui sortait d’une fusion ratée. Le créneau de tir était parfait, avec en outre des activités très complémentaires avec celles de Téléperformance.
Ensuite, il faut bien voir ce qu’était Téléperformance il y a encore très peu de temps : Un monstre insatiable de croissance qui avait su offrir des rendements mirobolants à ses actionnaires. Oui mais voilà, le PW récent le démontre bien, la croissance tend à ralentir. Et celle-ci est tirée par le haut par les activités de modération. Se passer de celles-ci, c’est mettre la croissance en péril, un statut et tout un modèle basé sur celle-ci.
Aussi, cette acquisition de Majorel c’est avant tout un moyen pour Téléperformance de continuer à incarner ce modèle d’excellence qu’elle a été sur les marchés, en continuant à grandir et à délivrer de la performance à ses actionnaires.
Et au diable le collatéral, les controverses éventuelles, la cohérence dans la stratégie et l’attrait des fonds ESG.
Mais en faisant ce choix de la croissance, on peut se demander si Téléperformance a fait le bon choix finalement et n’a pas trop sacrifié dans l’affaire.
Quant à l’IA, c’est un sujet à surveiller qui soulève des inquiétudes légitimes. Difficile d’imaginer toutefois Téléperformance et ses concurrents se faire manger tout cru par l’IA. Celle-ci est impressionnante par bien des aspects mais loin d’être irréprochable. Elle est sans doute beaucoup trop loin de l’être pour menacer à court terme à grande échelle les métiers de Téléperformance. Au contraire, une intégration progressive de celle-ci aux métiers du groupe pourrait lui être bénéfique : plus d’automatisation ; moins de main d’œuvre pour plus de profits au final ? C’est loin d’être inconcevable, non ?
Toujours est-il que nous sommes à l’aube d’un nouveau cycle et personne ne sait ou il nous mènera. Ceux qui disent que Téléperformance est finie sont des diseurs de bonne aventure. Ceux qui vous diront que Téléperformance n’a rien à craindre de l’IA et que celle-ci lui sera bénéfique n’en savent rien non plus et ne font que supposer.
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