C’est la pépite française du jeu vidéo. Pendant des années, Ubisoft s’est maintenu dans le top 3 mondial des éditeurs indépendants de jeux vidéo : Le groupe est à l'origine des Lapins Crétins, de Rayman, Assassin’s Creed… des titres qui parlent même aux non-gameurs.
Avec un cours divisé par 4 en un peu moins de 2 ans, c’est peu dire qu’Ubisoft n’a pas brillé en bourse récemment. Si on prend le plus haut de 2018 à 107.9€, la chute jusqu’au 18.06€ n’en est que plus brutale.
La principale raison de cette chute ? C’est un recul progressif de l’intérêt spéculatif du titre, dopé pendant très longtemps par l’appétit d’un certain Vincent Bolloré. Mais cette raison n’en est qu’une parmi beaucoup d’autres, tant Ubisoft à donner du grain à moudre à cette chute.
Pour autant, au niveau boursier, le titre est revenu pratiquement 10 ans en arrière, se traitant dans les mêmes prix qu’en 2015. La très forte baisse qu’il a subie rend sa valorisation beaucoup plus attractive dans un secteur toujours dynamique, recherché et en pleine consolidation.
Ubisoft mérite t’il mieux boursièrement ? Et quels catalyseurs pourraient lui permettre de reprendre un peu de hauteur après deux années particulièrement horribles pour ses actionnaires ?
2015 – 2018 : des années fastes de spéculation sur fond de prise de guerre défensive
Revenons d’abord un peu en arrière : En 2015, Vincent Bolloré veut mettre le grapin sur Ubisoft. Je ne m’attarderai pas trop longtemps sur la guerre que se sont livré les frères Guillemot et Bolloré mais disons très simplement que quand Vincent Bolloré veut quelque chose, il fait tout pour y parvenir et parvient généralement à ses fins.
Or sur cet épisode, ce n’est pas le cas. Mais même quand il perd, Vincent Bolloré gagne. Il est ressorti de l’opération avec un joli pactole en donnant une sorte de baiser de la mort à Ubisoft qui, au prix de son indépendance, y laissait des plumes.
Tout commence fin 2015 : Vivendi entre au capital d’Ubisoft et de Gameloft (alors coté en bourse). En achetant 6% du capital, Vivendi devient le 3ème actionnaire d’Ubisoft et le 4ème de Gameloft.
Et Vivendi accélère très vite ; OPA sur Gameloft dès mai 2016 tout en montant au capital d’Ubisoft, devenant le 1er actionnaire avec 22.8% du capital.
Ubisoft et ses fondateurs, les frères Guillemot, d’abord surpris, organisent ensuite une résistance féroce qui finit par faire plier Vivendi, bien aidé par une activité commerciale dynamique et un cours de bourse qui monte en flèche et crédibilise ainsi la stratégie d’éditeur indépendant des Guillemot : le cours passe en effet de 17.0€ en août 2015 avant l’offensive de Bolloré à 69.0€ en mars 2018 au moment où Vivendi jette l’éponge. Le cours montera même jusqu’à 107€ dans les mois suivants avec l’entrée de nouveaux actionnaires (Tencent), sur fond d’eldorado pour le marché Chinois.
L’échec de Vincent Bolloré ? Il lui rapporte une plus-value de 1.2 milliards : 150% de performance en 3 ans ! Pour Ubisoft, c’est en revanche la fin d’une période dorée. L’envolée en bourse a rendu la valorisation extrêmement tendue : avec une capitalisation entre 8 et 10 milliards, le groupe se paye entre 70 et 80x son résultat 2017. Pire, si Ubisoft réussit tant bien que mal à générer de la croissance sur les exercices suivants (2020 excepté), la performance financière ne suit pas. Les promesses d’un retour à meilleure fortune maintiennent un temps le titre avant un décrochage violent et devenu inexorable tant la valorisation du groupe était éloignée de ses performances financières.
2 ans de chute presque ininterrompue, un cours divisé par 4 : les causes multiples
Le début de la chute d’Ubisoft prend sa genèse en février 2021, avec un petit PW, le groupe revoyant légèrement ses attentes de chiffre d’affaires à la baisse pour l’exercice. Cette annonce, assez anodine à ce moment-là constitue pourtant le point de début d’une chute abyssale.
Le titre commence à baisser alors que le chiffre d’affaires publié en mai 2021 est excellent, tiré par les performances d’Assassin’s Creed Valhalla. Dopé par les excellentes performances de ce titre, le 2ème plus gros jeu de l’histoire du groupe, Ubisoft vit pourtant les derniers mois de ce qu’on pourra qualifier comme un haut de cycle.
Les perspectives pour la suite sont beaucoup moins belles : objectifs de croissance décevants, énième retard sur la sortie de Skull and Bones, craintes de plus en plus concrètes sur la régulation du jeux vidéo en Chine ou Ubisoft s’est nettement exposé depuis l’entrée de Tencent au capital.
L’année 2021 voit Ubisoft perdre presque la moitié de sa valeur, de 80€ à 40€. Le groupe parvient toutefois à enrayer sa chute mais probablement pas pour les bonnes raisons puisque les rebonds sont motivés uniquement par un intérêt spéculatif : L’annonce du rachat d’Activision Blizzard par Microsoft d’abord, puis l’intérêt supposé de plusieurs fonds d’investissement et enfin l’intention de Tencent de se renforcer au capital.
Dans le même temps, les problèmes continuent de s’accumuler : problèmes techniques sur Ubisoft Connect, baisse de 17.7% du chiffre d’affaires à 9 mois, décalage du jeu Avatar Pandora. Ce ne sont pas moins de 7 jeux qui sont purement et simplement abandonnées à l’été 2022.
Ajoutons à cela un secteur du jeux vidéo au global en difficulté qui peine à digérer une période covid très faste entraînant un effet de comparaison extrêmement défavorable pour beaucoup d’éditeurs. Un secteur au plus bas et secoué par une crise sociale qui ne cesse de prendre de l’ampleur :
Des accusations de harcèlement sexuel visant plusieurs cadres du groupe secouent le groupe. En juillet 2020, le journal Libération s’empare de témoignages sur les réseaux sociaux et publie un article édifiant sur les pratiques au sein du groupe évoquant une "grande culture de l’impunité".
Un an plus tard, le 15 juillet 2021, le syndicat Solidaires Informatique dépose une plainte contre Ubisoft pour "harcèlement sexuel institutionnel".
"On sait qu’on en a pour 5 à 10 ans de procédure. Depuis notre alerte, plusieurs types ont été virés, ça a fait un appel d’air, mais certains sont toujours en place". Ubisoft n’est pas un cas isolé. Activision Blizzard, un des plus grands éditeurs de jeux vidéo au monde, connu du grand public pour Call of Duty, a lui aussi été secoué par des accusations de harcèlement sexuel et de discrimination.
Tout ce flot de mauvaises nouvelles n’avait pas empêché le titre de stopper sa chute. Beaucoup espéraient en effet qu’une opération sur le capital d’Ubisoft doperait le cours, voire rêvaient d’une OPA. Or c’est en fait tout l’inverse qui va se produire. Et en y réfléchissant deux minutes, comment imaginer un seul instant une OPA possible quand on pense à la guerre viscérale que les Guillemot ont menée pour résister à Vivendi ? Si même Bolloré à échouer à en prendre le contrôle, ce n’est pas un fond lambda qui pourra réussir.
L’opération espérée arrive bel et bien mais pas sous la forme espérée. Tencent investit massivement dans la holding des Guillemot (300 millions pour 49.9% du capital mais sans droits de vote) et augmente ainsi mécaniquement sa participation dans Ubisoft. Le géant Chinois accepte de ne pas augmenter sa participation pendant 8 ans.
Si cette opération est dans un premier temps bien accueillie, (le titre bondit de plus de 10% lorsque le marché voit que le prix payé par Tencent se fait sur une base qui valorise Ubisoft à 80€ par action), le marché comprend très vite ensuite que cette opération éloigne tout prédateur potentiel et réduit l’intérêt spéculatif du titre à 0 ou presque.
Les Guillemot ont encore une fois réussi leur coup : ils valorisent Ubisoft à plus du double de sa valorisation actuelle sur le marché tout en conservant un contrôle total. A long terme en revanche, on peut se demander s’ils n’ont pas toutefois scellé leur sort. Tencent a gentiment semé des graines dont il pourrait potentiellement tout à fait récolter les fruits une fois la période de cet accord révolue. En voulant sauver une nouvelle fois leur indépendance, les Guillemot ont peut-être sans le savoir perdu celle-ci même si ce ne sera pas pour tout de suite quoi qu’il arrive. Les Chinois sont extrêmement patients mais savent généralement très bien où ils vont.
Un peu d’espoir avec une valorisation redevenue attractive ?
Alors début 2023, Ubisoft n’est clairement pas au mieux dixit son PDG : "Nous sommes clairement déçus par notre performance récente. Nous sommes confrontés à des dynamiques de marché contrastées alors que l’industrie continue de s'orienter vers les méga-marques et les jeux Live, persistant dans un contexte de dégradation des conditions macroéconomiques affectant les dépenses des consommateurs"
Ce discours reflète bien ou en est Ubisoft début 2023. Pour autant, il y a quelques motifs d’optimisme.
Début janvier, seulement quelques jours après la mauvaise publication d’un concurrent, Ubisoft publie à son tour un profit warning dans les règles de l’art : baisse de CA de 10% vs hausse de 10% et résultat opérationnel de +400 à -500 millions ! Pour autant, la mule est bien chargée, et difficile après ça de faire moins bien qu’attendu. Peut-être même étais-ce l’objectif, de créer une base tellement basse qu’elle sera forcément atteinte voire probablement réajustée à la hausse par la suite ?
On peut aussi considérer Ubisoft en bas de cycle. Les excellents résultats d’Assassin’s Creed valhalla (2ème plus gros succès pour Ubisoft) ont boosté le chiffre d’affaires en 2020 et 2021. La base de comparaison a ensuite été beaucoup plus difficile d’autant qu’il n’y pas eu d’aussi grosses sorties par la suite. Sur les deux prochaines années, le studio devrait pouvoir compter sur un nouvel Assassin’s Creed (Assassin’s Creed Mirage), un open world Avatar (quand on voit le succès récent du second volet de Cameron, il y a des raisons d’être optimiste : 3ème plus gros succès de l’histoire du cinéma) et le fameux Skull and Bones (même si celui-là ne viendra sans doute jamais ?). Le pipeline est donc beaucoup plus conséquent et pourrait permettre de redynamiser des ventes bien en berne.
Dans le même temps, la direction a engagé une importante réduction des coûts pour sauvegarder la performance financière : Le groupe, qui avait déjà abandonné sept jeux mi 2022 décide de mettre un terme à la conception de trois autres fin 2022 dans une volonté de réduction des coûts de plus de 200 millions d’euros au cours des deux prochaines années. De quoi peut-être améliorer un peu la rentabilité d’Ubisoft, toujours bien moins performant que ses concurrents sur ce plan-là : Pour Activision on parle de marge nette à plus de 25% tandis que EA et Take Two publiaient la plupart du temps de marges nettes à plus de 10%. Ubisoft peinait à s’approcher de ces 10% de marge nette dans ses meilleures années …
Pour autant, l’écart s’est nettement creusé avec la chute d’Ubisoft et c’est un autre motif qui pourrait justifier une revalorisation du titre : Ubisoft se traite 1.6x son CA quand ce ratio est de 4.0x le CA pour Take Two, 5x le CA pour EA et 6.5x le CA pour Activision. Cette décote, même si elle est parfaitement justifiée apparait maintenant plutôt excessive.
Dernier point qui mérite d’être mentionné, la concentration du secteur du jeu vidéo se poursuit et bat son plein avec le rachat d’Activision et ZeniMax (Bethesda). Certes, les frères Guillemot ont verrouillé le capital avec Tencent, pas d’OPA en vue mais une consolidation du secteur donnerait toutefois un dynamisme à celui-ci, et plus les opérations sont nombreuses et plus les multiples du secteur sont susceptibles d’être revus à la hausse, y compris pour Ubisoft.
Conclusion
On peut légitimement penser que le pire est passé sur Ubisoft. Une valorisation au tapis et ce qui ressemble à un bas de cycle niveau catalogue est fait ou sans doute proche de l’être. C’est l’occasion pour le titre de tirer un trait sur le passé et tout remettre à plat.
Alors oui, Ubisoft a eu des années fastes, une valorisation bien meilleure qu’actuellement. Mais tout ça n’était au final qu’un château de cartes construit puis tenu par une spéculation permanente. Les niveaux de valorisation des dernières années n’étaient plus du tout en adéquation avec les publications de résultats du groupe. Alors, en scellant cet accord avec Tencent et en torpillant par la même occasion les derniers espoirs de spéculation du marché, les Guillemot ont sans doute rendu service à Ubisoft qui pourra repartir sur des bases plus saines. Challenge à eux de reconstruire une hausse qui cette fois reflétera de solides performances opérationnelles et non pas une avidité capitalistique.
Dans les faits, c’est très loin d’être gagné. Pour autant, on peut considérer que cette longue bataille avec Bolloré puis la crainte quasi permanente d’une autre approche hostile aura lourdement pesé sur Ubisoft. Son management a été plus occupé à se défendre qu’à ce qui devrait être son occupation première à savoir créer et faire prospérer de nouvelles licences dans un marché encore loin d’être arrivé à maturité. Désormais, il aura tout loisir et l’esprit libre pour s’y consacrer pleinement.
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