Worldline n’a jamais été aussi peu chère en bourse, hormis à ses tout débuts mais il faut remonter pratiquement 10 ans en arrière pour ça. Et 10 ans en bourse, c’est très long. Il n’y a qu’à regarder à quelle vitesse les événements se sont enchaîné et à quel point les choses ont changé sur la période post covid entre 2020 et 2023.
En regardant Worldline, je suis parti d’un constat très simple : L’action n’a jamais semblé aussi peu chère et pourtant personne ne se bouscule à l’achat. Les ratios via ZB (capitalisation/CA, VE/EBIDTA) sont attendus 3x moins élevés sur 2024 par rapport à 2019. Les cash flows devraient dans le même temps être 3x supérieurs.
Alors pourquoi ce désamour total ? Comment l’expliquer ? Voyons un peu dans le détail en commençant par revenir un peu en arrière.
I - Worldline, plus belle réussite et plus gros échec d’Atos ?
Revenons un peu en arrière. En 2014, les activités de Worldline font partie intégrante d’Atos qui décide de regrouper ses activités liées aux paiements en ligne pour les introduire en bourse. La division, qui réalise 1.14 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2014 est un des principaux moteurs de croissance d’Atos, étant alors numéro 1 Européen d’un secteur Européen des paiements et services transactionnels très fragmenté.
L’objectif de l’introduction ? Accélérer le développement de cette division et lui permettre de jouer un rôle de premier plan dans la consolidation du marché Européen. Valorisée 2 milliards lors de son introduction, l’action est introduite sur des ratios raisonnables à environ 16x son bénéfice net. N’ayant distribué qu’une petite partie du capital (25%), Atos reste actionnaire majoritaire avec plus de 73% du capital entre ses mains.
Les résultats 2014 ne sont pas flamboyants avec seulement 2.8% de croissance organique et justifient un accueil plutôt prudent des investisseurs lors de l’introduction. La société anticipe une progression organique annuelle moyenne de 5 à 7 % sur la période 2014/2017.
Atos reste longtemps majoritaire, en 2018, il a encore 51% de Worldline. Mais le groupe va tout bazarder ou presque en 2019. Il cède d’abord 23.4% du capital de Worldline à ses actionnaires pour tenter d’éteindre d’incendie qui couve.
L’année 2018 s’est révélée très mauvaise pour Atos, qui déçoit sur sa croissance et ses marges avec plusieurs avertissements sur résultats tout au long de l’année. Cette distribution d’action Worldline à ses actionnaires c’est un moyen pour apaiser ceux-ci et leur donner un os à ranger alors que le cours de bourse d’Atos à dévissé de -41% en 2018.
Une distribution stupide stratégiquement mais qui fonctionne parfaitement : De 53€ fin 2018, l’action Atos remonte à 76€ sept mois plus tard en juillet 2019. Endetté après le rachat de Syntel mi-2018 pour 3.4 milliards de dollars, Atos choisi de réduire encore sa participation dans Worldline un peu tard dans l’année pour se refinancer.
L'opération permet au groupe de récupérer 1.2 milliards, permettant de rembourser une partie de sa dette.
Atos a finalisé la cession de la totalité de sa participation dans Worldline d’environ 7,0 millions d’actions représentant environ 2,5% du capital de Worldline mi 2022, soit un peu moins de 8 ans après l’introduction de Worldline en bourse.
Analysons tout ça un peu plus en détail.
D’abord, un constat avec une comparaison (un peu simpliste et raccourcie certes), montre que les presque 97 millions d’actions Worldline dont Atos disposait seraient valorisés 3.1 milliards. Soit 2.5 la capitalisation actuelle d’Atos. Un exemple accablant et terrible de destruction de valeur.
Il faut toutefois donner un peu de crédit à Atos, qui a donc réussi son objectif avec cette introduction, à savoir donner les moyens à Worldline de grandir et prospérer. C’est là sans doute la seule réussite dont Atos peut se targuer sur cette longue période.
Car les milliards de cessions récupérés avec les cessions d’actions Worldline n’ont au final fait qu’éponger (et pour un temps seulement) les achats ratés et dispendieux du groupe. Et on ne parle même pas des dizaines de millions d’actions distribués en 2019. Là, c’est même pire encore, puisque à postériori, cette distribution ressemble très fort à de la poudre aux yeux et une manière claire de détourner l’attention des investisseurs des problèmes du groupe qui commençaient à s’accumuler alors que les objectifs n’étaient pas atteints.
En bref, Atos s’est servi de sa participation dans Worldline comme une bouée de sauvetage après ses acquisitions ratées. Les milliards acquis des cessions n’ont au final servi à rien et été bêtement détruits.
Dernier point, Atos a souffert de problématiques de croissance à la fin des années 2010. Or, avant l’introduction de Worldline, la croissance d’Atos était majoritairement tirée par … les activités de Worldline. Quant on vous dit qu’Atos a tout raté.
Tout, peut-être pas. L’introduction de Worldline lui a permis de devenir ce qu’elle est aujourd’hui, et malgré la chute du cours récent, force est de constater que c’est une belle réussite. Et Worldline en a encore sous le pied.
II - De grosses opérations dans un secteur qui vit une consolidation accélérée
Nous l’avons vu précédemment, Atos a introduit Worldline en bourse en 2014 pour lui donner les moyens de ses ambitions et accélérer son développement. Mais également pour consolider un secteur qui a énormément bougé depuis 2014.
Si la suite s’est très mal passée pour Atos (c’est peu dire), Worldline a effectivement eu les moyens de ses ambitions avec un développement considérable : en 8 ans, le chiffre d’affaires a été multiplié par x4, de 1.14 Mds à 4.36 Mds en 2022. Plusieurs opérations majeures sur lesquelles nous allons revenir ont particulièrement contribué au développement de la société durant cette période.
Dès 2015, Worldline s’associe avec le Néerlandais Equens pour une joint-venture. De fait, la nouvelle entité n’est pas d’égal à égal puisque Worldline en contrôle les 2 tiers (Worldline rachètera le reste des parts en 2019). L’apport d’Equens est notable puisque ses 300 millions de chiffre d’affaires portent celui de Worldline à près de 1.5 milliards.
Les choses vont toutefois un peu tarder et vraiment accélérer seulement à partir de 2018 avec le rachat du Suisse Six Payment services. L’apport en chiffre d’affaires de la nouvelle entité est considérable : plus de 500 millions d’euros. Cette opération majeure de €2,3 mds est majoritairement en actions (Six Payment reçoit 27% du capital de Worldline) et laisse une grande marge de manœuvre au groupe qui ne s’en cache pas d’ailleurs :
« Worldline pourrait facilement mobiliser deux milliards d'euros pour d'autres acquisitions » déclarait Thierry Breton, PDG d'Atos juste après ça. Et cette autre acquisition se nomme Ingenico, même s’il faudra attendre un peu pour qu’elle arrive.
Pour Ingenico, les temps sont difficiles. Le groupe conclue un exercice 2018 laborieux, plombé par son activité historique de terminaux de paiements. Les difficultés de cette branche l’avaient amené à réviser plusieurs fois à la baisse ses prévisions.
En 2018, Ingenico a enregistré une baisse de 7% de son Ebitda, tombé à 488 millions d'euros, tandis que ses ventes ont progressé de 2% à 2,64 milliards d'euros. Le groupe était également devenu une proie, et avait repoussé plusieurs marques d’intérêt avant le rachat par Worldline. Edenred et la banque Natixis auraient été intéressés par la société.
L’offre de Worldline offre une prime de 24% sur le dernier cours de bourse. Elle valorise Ingenico à 7,8 milliards d'euros. Encore une fois, Worldline offre à sa cible une partie de son capital : A l'issue de l'opération, les actionnaires d'Ingenico détiendront 35% du groupe combiné. A noter que Worldline absorbe Ingenico alors qu’Ingenico était pourtant la plus grosse des deux entités.
Ce rachat d'Ingenico par Worldline intervient après une série de rapprochements l'an dernier aux Etats-Unis où les deux leaders du secteur ont conforté leurs positions. Des rapprochements de plus en plus nombreux "Tout ceci augure de la poursuite d'une consolidation. C'est un marché qui a des logiques industrielles très puissantes avec des effets d'économies d'échelle qui poussent à la consolidation".
« Cette fusion est une bonne idée car au lieu de se faire concurrence dans le même espace, l'entité combinée pourra se concentrer sur de plus gros poissons". Les deux groupes vont former le 4e acteur du paiement à l'échelle mondiale, via ce qui est la plus grosse opération de l'histoire du secteur en Europe. L'objectif est pour eux de gagner en surface. « C'est une industrie où les volumes sont cruciaux ».
Le seul hic de cette acquisition, c’est la division des terminaux de paiements d’Ingenico, qui l’ont plombé depuis des années et fait du groupe une proie du fait de ses difficultés. D’emblée, il y a peu de mystères pour la suite : « La division des terminaux de paiements d'Ingenico qui fera l'objet d'une revue stratégique approfondie. Ce n'est pas nécessairement une activité qui a vocation à rester dans le giron de l'entité combinée. »
Cette vente des terminaux va toutefois prendre beaucoup trop longtemps au goût des investisseurs, participant à la forte chute du cours de Worldline. Confirmée fin 2021, l’intention de se déparer de cette division ne se matérialise que fin 2022 avec une vente à Apollo pour 2.3 milliards d’euros.
Cette lenteur a indéniablement participé aux mauvaises performances du cours de bourse de Worldline, largement chahuté par l’impatience des investisseurs.
Mais alors, pourquoi maintenant cette cession est effective l’action Worldline est-elle encore plus bas ? Et bien, tout simplement car, même si cette activité des terminaux de paiement pesait sur la rentabilité du groupe, elle n’était pas et loin s’en faut, la principale cause de la chute de l’action Worldline. Cette chute à deux explications : Une bulle sectorielle d’une part, avec des sociétés aux valorisations stratosphériques ; et de l’autre, l’arrivée sur le marché d’Adyen, qui a tout changé.
III – Multiples de valorisation intenables et vents contraires
Le parcours post-covid de Worldline peut interpeler. Depuis son introduction en bourse en 2014, Worldline s’était construit un parcours d’élève modèle. Mais l’entreprise se payait cher, beaucoup trop cher avant le covid et juste après en 2021. Le dégonflement des valorisations globales sur les marchés explique une partie de la chute de Worldline. La lenteur de la vente de la partie terminaux, ardemment souhaitée par le marché, peut expliquer une moindre performance. Mais cela justifie-t-il une chute de 63% alors que Worldline devrait, dès 2023 dégager un bénéfice record ? La principale raison de cette chute n’est pas intrinsèque au groupe mais sectorielle.
C’est en effet une véritable purge qui a secoué un secteur aux valorisations stratosphériques. Worldline se payait 97x ses bénéfices en 2020 (une mauvaise année certes, mais quand même).
La similarité entre l’évolution du cours de Worldline et celui de son concurrent Global Payment est d’ailleurs assez incroyable. Les deux entreprises se payent également exactement sur les mêmes niveaux de profits (22.6x le bénéfices 2023 pour Global Payment, 23.9x pour Worldline).
Toute la concurrence en est au même point que Worldline. Ses concurrents Américains Global Payments et Fidelity National Information Services ont eu un parcours boursier quasi identique. Le cas de Block est un peu différent, puisque son cours avait explosé post-covid avant de subir une chute similaire.
Le secteur du paiement a été plein boom les quelques années avant le covid, dynamité par une multitude d’opérations de rachat, permettant à ses acteurs de frapper fort et grossir vite. Worldline en est le parfait exemple : CA 2018 = 1.72 Mds, CA 2022 = 4.36 Mds.
A la faveur de l'envolée du e-commerce, le nombre de transactions ne cesse d'augmenter. Conscients du potentiel, des dizaines d'acteurs, fintech en tête, se sont positionnés avec des offres ultra-compétitives, comme l'américain Stripe ou le néerlandais Adyen, qui sont devenus des acteurs de premier plan dans le paiement sur Internet.
L’introduction d’Adyen en 2018 a contribué à faire exploser un secteur déjà cher en bourse. La société néerlandaise spécialisée dans le traitement des paiements pour des géants du web comme Netflix, Facebook ou eBay, avait vu sa valeur doubler à plus de 14 milliards d'euros en quelques dizaines de minutes lors de sa première séance de cotation.
L’introduction d’Adyen a d’abord largement bénéficié à tout le secteur. Il a toutefois fallu un certain temps pour que le marché prenne conscience de deux choses. Premièrement, que Adyen est une pépite : une marge nette à plus de 40% et un taux de croissance annuel de 20 à 30%. En gros, 3x mieux que la concurrence dans les deux cas. Deuxièmement, qu’il était complétement incohérent de continuer à valoriser des sociétés comme Worldline ou Global Payment à 50 ou 70x les bénéfices quand il y avait Adyen juste à côté.
Toute la concurrence SAUF Adyen a donc subit une purge conséquente alors qu’Adyen affiche dans le même temps, une performance de +110% depuis début 2020.
Il ne parait toutefois pas incohérent de penser que le marché est arrivé à un certain point d’équilibre. A 70x les bénéfices 2023, Adyen se paye également pratiquement 3x plus chère que tous ses concurrents. Worldline et la majorité des autres acteurs sont désormais entre 20 et 25x les bénéfices 2023, avec des taux de croissance et de marge nette à plus de 10% à faire pâlir d’envie la majorité des dirigeants d’entreprises.
Worldline est donc revenu à des niveaux de valorisation relativement bon marché après avoir affiché des niveaux de valorisation stratosphériques pendant plus de 5 ans. Les potentiels de croissance intrinsèque comme sectoriel ne semble pas du tout avoir été épuisé.
Pour Worldline, la croissance passe par l’acquisition de portefeuilles de commerçants qui reste le nerf de la guerre. « Nous sommes en discussion avec plusieurs banques européennes qui cherchent un partenaire spécialisé dans les paiements sur lequel s'adosser, assure le dirigeant. Sur les six premiers mois de l'année, nous avons récupéré 60.000 commerçants, après 100.000 en 2021. »
Worldline a d’ailleurs annoncé cette année la création d’une co-entreprise avec Crédit Agricole à horizon 2025 contrôlée par Worldline. Opérationnelle en 2025, après une phase d’investissements de 80 millions d’euros cette année et en 2024, la joint-venture serait détenue à 50% plus une action par Worldline, qui la consoliderait ainsi dans ses comptes.
Un mouvement dont il est difficile de chiffrer l’impact pour le moment, mais, comme le souligne Invest Securities, il « sera loin d’être négligeable ». En s’appuyant sur le réseau de distribution de Crédit agricole et le savoir-faire de Worldline en matière de paiements dématérialisés, les volumes d’affaires de la nouvelle filiale devraient largement augmenter.
Histoire à suivre donc. Bien qu’au plus bas boursièrement, Worldline est loin d’être ko, et avance tranquillement ses pions pour préparer l’avenir.
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